Spoliations culturelles : intervention de Frédérique Dreifuss-Netter à la Cour des comptes

Publié le 03/10/2024 - Mis à jour le 08/10/2024

Le 30 septembre 2024, la Cour des comptes a organisé un colloque international à l’occasion de la publication de son rapport consacré à la politique française de réparation des spoliations de biens culturels pendant la période 1933-1945. Le colloque a été introduit par Lionel Jospin, ancien Premier ministre et conclu par Éric de Rothschild, président du Mémorial de la Shoah.

Des intervenants allemands, autrichiens, français, néerlandais et suisses ont participé aux trois tables rondes :

1. La réparation des spoliations de biens culturels, quelles spécificités ?

2. Le défi de la provenance : quels moyens pour quels résultats ?

3. Passage du temps, justice, mémoire : quel horizon pour la politique de réparation ?

Frédérique Dreifuss-Netter, présidente de la CIVS, est intervenue dans le cadre de la première table ronde, consacrée aux spécificités de la réparation des spoliations de biens culturels.

Retrouver sa première intervention en vidéo (à 01:21:00) :

Merci cher Julien Acquatella, dont l'action à Berlin est précieuse pour la CIVS,

Merci Monsieur le Premier président de la Cour des comptes, et à la Cour des comptes en général pour son engagement en faveur des valeurs de justice que nous poursuivons à la CIVS,

Mesdames, messieurs les ministres, mesdames, messieurs les présidents,

Je ne vais pas insister sur l'évolution juridique qui a été si bien retracée par Pierre Moscovici puis ensuite par Lionel Jospin qui m'a fait l'honneur de me citer, et qui m'oblige donc à faire attention à ne pas entrer en contradiction avec moi-même !

J'ai pu vivre depuis 2017 certaines étapes de cette évolution récente. Lorsque je suis arrivée, le passé de la CIVS n'était pas dirigé vers la restitution des œuvres d'art mais vers l'indemnisation des spoliations que nous appelons "ordinaires", c'est-à-dire le mobilier, les bijoux, les effets personnels, les entreprises, les comptes bancaires, cette fameuse machine à coudre dont il a été question tout à l'heure. Il y a eu aussi des restitutions d'œuvres d'art "MNR" pendant cette période, mais toutes ne sont pas forcément passées par la CIVS.

La prise de conscience de l'ampleur des biens culturels spoliés, la prise de conscience de l'exigence éthique pour les musées d'avoir des collections propres, ont nécessité cette évolution juridique qui s'est produite en deux temps.

Dans un premier temps : modification du décret de 1999 par un nouveau texte du 1er octobre 2018. Ce que nous a apporté ce nouveau texte, c'est d'abord la présence de la mission au ministère de la Culture, que nous appelons effectivement la "M2RS" pour simplifier, dirigée par David Zivie et dont il sera beaucoup question cet après-midi, qui nous donne l'occasion d'avoir une vision enrichie de nos dossiers, puisque toute la phase d'investigations concernant la recherche de provenance et de propriété est faite par cette mission.

Deuxième élément important, en 2018 : c'est la possibilité d'autosaisine, puisque certaines familles encore aujourd'hui ignorent quelle était l'existence ou l'étendue des collections possédées par leurs ancêtres qui ont été massacrés dans les camps. Et à notre collège délibérant se sont ajoutés quatre nouveaux membres très spécialisés dans le domaine de l'art, avec qui nous aimons énormément travailler.

Cependant ce dispositif est apparu insuffisant lorsque les œuvres spoliées n'étaient pas des MNR, mais avaient intégré les collections publiques, en raison de la règle de l'inaliénabilité du patrimoine. Comme il a été rappelé tout à l'heure, en 2022, le Parlement a dû voter une loi qui était spécialement destinée à restituer une peinture de Maurice Utrillo acquise par la ville de Sannois, l'unique tableau de Klimt qui était au musée d'Orsay, les dessins de la collection Dorville et le tableau "le père" de Chagal qui avait été donné par l'artiste lui-même qui ignorait sa provenance.

C'est donc dans ce contexte que le législateur a adopté à l'unanimité - je souligne ce qui ne me paraît pas la règle en 2023 - cette loi qui a été suivie d'un décret du 5 janvier 2024 réorganisant le dispositif dans son ensemble, réinstituant la CIVS, sous un autre nom, mais par chance avec le même acronyme, et lui donnant pour mission de donner son avis pour toute restitution d'œuvre d'art, y compris de celles qui ont été spoliées hors de France dans les pays contrôlés par les nazis, et y compris pour la période antérieure à l'Occupation, c'est-à-dire dès l'arrivée au pouvoir d'Hitler en 1933.

L’avis de la CIVS vaut dans ces hypothèses (je précise que c'est uniquement pour les biens qui se trouvent dans les collections publiques, sinon la CIVS a gardé sa compétence habituelle pour le reste des œuvres d'art) autorisation de sortie de l'œuvre du domaine public, et même, si je ne me trompe pas, autorisation d'exportation.

Ces modifications successives ont effectivement accéléré le nombre de restitutions, puisque depuis 2018 - et moi aussi je vais piller le rapport de la Cour des comptes pour les chiffres - la CIVS a recommandé la restitution de 85 biens culturels matériels, 16 MNR et de 13 biens issus des collections publiques donc protégés par le principe d'inaliénabilité. Il semblerait qu'il y a actuellement plus de 35 biens et plus d'une centaine de livres qui sont considérés comme spoliés et pourront donner lieu à restitution.

J'ai parlé de l'utilité de faire transiter l'ensemble des restitutions par notre commission, d'abord parce qu'elle présente une certaine autorité que lui confèrent son indépendance et la présence de de membres des plus hautes cours de l'État parmi les membres du collège délibérant, aussi parce qu'elle assure un examen collégial des dossiers, ce qui est très important, et une certaine unité des décisions. Car nous avons une forme de jurisprudence qui, si elle n'est pas aussi précise que la jurisprudence judiciaire, nous permet d'avoir des lignes directrices, on dirait peut-être des "bonnes pratiques", que les requérants peuvent consulter sur notre site internet.

Là où le système présente des faiblesses, c'est que l'examen minutieux de la spoliation (et même des événements postérieurs, puisqu'il y a encore aujourd'hui des œuvres d'art qui circulent sur le marché) prend beaucoup de temps et nécessite des moyens importants en personnel hautement qualifié. Et même lorsque les investigations sont faites par la M2RS, il revient encore à la CIVS d'identifier des ayants droit, des héritiers, qui peuvent être devenus très nombreux au fil des générations, et qu'il faudra joindre pour qu'ils s'associent éventuellement à la requête. Sinon, il nous faudra recourir à ce qu'on appelle les "parts réservées", ce qui est une difficulté également.

Or, contrairement à d'autres commissions en Europe, ni la CIVS, ni la M2RS n'ont la possibilité de se consacrer exclusivement aux restitutions des biens culturels spoliés. La CIVS a conservé sa vocation d'indemnisation. Donc, à côté des biens culturels, il subsiste des dossiers de biens ordinaires, que nous examinons à peu près encore une fois par mois et qui sont effectivement le lieu d'échanges empreints d'une grande émotion, aussi bien pour les requérants que pour le collège délibérant et l'ensemble de la CIVS.

Et même pour ce qui est des biens culturels, lorsque les biens culturels sont identifiés mais non localisés, il revient à la CIVS de prononcer une indemnisation. Donc ce sont des dossiers qui, pour nous, sont beaucoup plus nombreux que les dossiers de restitution. Nous avons indemnisé de très grandes collections très connues. Il en reste encore à indemniser.

Il arrive quelquefois que des ayants droit se présentent devant nous en apportant des indices de ce que leur famille possédait un ou plusieurs tableaux. Quelquefois, il y a des photos. Quelquefois il y a des listes qui ont été présentées à la Commission de récupération artistique. Mais ce sont toujours des indices qui nécessitent de notre part des investigations complémentaires, lesquels sont très chronophages. Et il faut bien essayer de localiser l'œuvre éventuellement, avant de décider de l'indemniser car, après tout, une restitution est peut-être encore possible.

La M2RS, quant à elle, s'est vu confier de nombreuses missions en lien avec la politique générale de recherche et de restitution, et elle doit aussi assister les musées dans la recherche de provenance des acquisitions actuelles, des œuvres qu'ils envisagent d'acquérir.

Comme un dossier de restitution doit faire au moins un aller-retour entre la CIVS et la mission, et quelquefois il peut s'agir de plusieurs allers-retours lorsque des éléments nouveaux apparaissent en cours de route, il peut s'écouler facilement deux ans, trois ans entre le moment de la requête et le moment de la décision.

Ces délais sont très préjudiciables aux requérants, surtout ceux qui sont âgés et / ou en mauvaise santé. Mais ils ne sauraient être raccourcis sans des investissements majeurs, ce qu'a souligné la Cour des comptes, en personnel, c'est-à-dire des chercheurs de provenance pour le ministère de la Culture, des rapporteurs supplémentaires pour la CIVS, et des crédits de fonctionnement.

Ce que je voudrais résumer, c'est ce paradoxe : plus la recherche de provenance progresse,  plus on découvre des œuvres qui ont vocation à être restituées, plus les circuits de restitution sont encombrés et donc plus les délais s'allongent. Je crois qu’il serait bon maintenant de faire porter les efforts sur toutes les étapes de la chaîne de restitution.

Retrouver le rapport de la Cour des comptes, le programme et la vidéo complète du colloque du 30 septembre 2024.

Crédits photographiques : Cour des comptes - Thierry Maubert

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